En faisant le même travail que les hommes, on touchait 10 francs de l’heure en moins ! 10 francs, c’était énorme !
Ce 6 octobre 2021 en début d’après-midi, Emily, Stefanie (militantes de Rosa) et moi avons rendez-vous chez Marguerite Staquet, une ex-ouvrière de l’ancienne usine Bekaert-Cockerill de Fontaine-l’Évêque, près de Charleroi. Marguerite a mené en 1982 une lutte exemplaire pour défendre le droit des ouvrières. Elle et son mari habitent une petite maison à Anderlues. Heureusement que le GPS existe pour trouver notre chemin !
Par Guy Van Sinoy
Ce 6 octobre, c’est aussi l’anniversaire de Marguerite. C’est pourquoi Emily a apporté une tarte aux pommes. Une fois les présentations faites, nous nous installons autour de la table, dans la pièce de devant. Marguerite prépare le café et Emily découpe la tarte. La conversation peut commencer.
Emily : Juste avant cette lutte de 1982, quel était le climat dans l’entreprise ?
– Marguerite : C’était une usine qui employait majoritairement des ouvriers et une minorité d‘ouvrières. La plupart habitaient les environs. Il y avait aussi un certain nombre de couples travaillant dans l’usine.
J’ai longtemps discuté avec les délégués parce que les hommes passaient la visite médicale (médecine du travail) et les femmes pas. Or nous étions toute la journée, hommes et femmes, dans la poussière. Quand il y avait des assemblées, les femmes n’avaient pas le droit à la parole. On n’était bonne qu’à travailler !
En faisant le même travail que les hommes, on touchait 10 francs de l’heure en moins ! 10 francs, c’était énorme ! A l’époque je gagnais environ 22 à 23.000 francs belges par mois. C’était un beau salaire mais on avait du mal. Car on soulevait des caisses de clous qui pesaient 25 kilos, soit 1 tonne ou 2 tonnes de clous par jour. Les 10 francs de plus à l’heure étaient justifiés non pas parce que le travail des hommes était différent ou plus lourd, mais par le fait que c’étaient des hommes !
A cette époque-là dans l’usine la mentalité était la suivante : « Les femmes elles travaillent parce qu’elles le veulent bien ! » Pendant la grève, combien de fois on ne nous criait pas : « Allez torcher vos gosses ! Allez à vos casseroles ! »
Stefanie : En 1982 il y a d’abord eu une grève de tout le personnel pendant 9 semaines ?
– Marguerite : Oui, cette grève contre la restructuration a débuté au mois d’août 1982. Après 9 semaines de grèves une réunion de conciliation a proposé le choix entre 3 options : soit le passage à 36 heures pour tous et toutes avec perte de salaire, soit le licenciement de 13 ouvriers, soit le passage au temps partiel pour 13 femmes « non chef de ménage ». C’est finalement la troisième proposition qui a été adoptée : 120 pour, 60 contre (dont toutes les ouvrières) et 40 abstentions. Le vote s’est déroulé dans des conditions particulières car on remplissait le bulletin de vote sous l’œil des délégués qui le dépliaient avant de le glisser dans l’urne. Et les 40 abstentions ont été comptabilisées avec les « Pour ».
Le patron avait préparé une liste de 13 ouvriers à licencier, dont 3 délégués. Il faut savoir que ces délégués ne travaillaient pas. Ils arrivaient le matin avec leur serviette et demandaient : «Ça va ?». Quand on disait tout ce qui n’allait pas il répondaient : «On en reparlera plus tard!». Ces délégués menacés de licenciement ont proposé à la place le passage à mi-temps des femmes qui n’étaient pas chef de famille. Nous avons alors reçu nos préavis pour nous réengager à mi-temps. Mais nous n’étions pas d’accord car nous perdions ainsi toute notre ancienneté.
Les femmes ont refusé le passage à mi-temps et sont donc parties en grève le 3 novembre. De mon côté, je voulais faire valoir le droit des femmes, mais je ne savais pas comment. Dans un petit village, on n’est au courant de rien. Alors mon neveu m’a mis en contact avec Christiane Rigomont, de la Maison des Femmes de La Louvière. Elle est venue chez nous et nous a expliqué nos droits et a fait connaître notre situation. Ensuite beaucoup d’avocates se sont manifestées pour nous soutenir et nous expliquer nos droits.
Dorénavant, dans les assemblées à l’usine, nous prenions la parole pour dire que nous n’étions pas d’accord. Les délégués disaient : « Oui mais, Marguerite Staquet, elle rêve ! Elle invente n’importe quoi ! » Mais moi j’avais en mains les preuves de nos droits. Et quand nous nous sommes défendues, les délégués ont crié « Au Secours ! Elles ont fait venir des «extrémistes» de l’extérieur ! »
Emily : La proposition de ne licencier que des femmes est donc venue des délégués ?
– Oui ! Parce que on n’était pas considérées comme des travailleuses à part entière. On n’était considérée comme des salaires d’appoint. Nos maris qui travaillaient dans l’entreprise ne disaient rien car ils avaient un petit peu peur aussi. Souvent on demandait à nos maris : « Qu’est-ce qu’on fait, on continue jusqu’au bout ? » Ils nous ont toujours soutenues dans ce combat.
Quand il y eu l’assemblée avec tous les gens de l’extérieur venus nous soutenir, les délégués syndicaux étaient contre le mur et n’osaient rien dire. On aurait dit des prisonniers à la prison de Jamioulx ! Il y avait tellement de monde qui venait nous aider qu’on ne pouvait pas se tromper. Stefanie : Et maintenant, 40 ans après, quel regard portes-tu sur cette lutte ?
Aujourd’hui tout cela me semble très loin. Mais je vois que fondamentalement les choses n’ont pas beaucoup changé. La femme n’est toujours pas l’égale de l’homme. Maria, la sœur de mon mari a une petite fille qui est une vraie rebelle ! J’admire cette petite-fille car elle dit : « Moi je suis l’égale de mon compagnon. Et quand on rentre du travail, c’est le premier qui rentre qui commence à faire à manger ». Cela ma belle-sœur ne l’accepte pas, mais je lui dit : «Maria, c’est comme ça la vie ! On s’est battues pour ça ! »
Après notre licenciement, on nous appelait souvent pour aller parler dans les écoles. Le but n’était pas de nous mettre en valeur mais de défendre notre droit au travail. Devant des jeunes de 17 ou 18 ans, filles et garçons, on expliquait le pourquoi de notre grève. Un jour la maman d’une jeune fille nous a dit : « Vous ne trouvez pas que vous êtes allées trop loin ? Parce après tout vous n’êtes que des femmes ! » Je lui ai répondu : « Vous avez une fille ? Si vous pensez comme ça, vous devriez lui faire arrêter l’école ! Car si vous parlez ainsi ça ne vaut pas la peine qu’elle fasse des études car elle va prendre la place d’un homme !»
Guy : Et les responsables syndicaux de l’époque
François Cammarata, responsable régional des métallos CSC, nous a carrément torpillées. Il a menacé par téléphone de faire licencier les maris des ouvrières qui continuaient la grève.
Du côté de la FGTB, Georges Staquet, Secrétaire général des métallos FGTB de Charleroi, ne nous a pas attaquées,… mais il n’ a rien fait pour nous non plus. Je me souviens que dans les locaux de la FGTB il était occupé au téléphone avec Ernest Glinne, député européen qui s’inquiétait de notre situation. Georges Staquet lui répétait : « Ne vous inquiétez pas Ernest, tout est arrangé ! » Nous entendions cela à travers la porte du bureau de Staquet car nous restions sur place dans les locaux de la FGTB. Après cela j’ai demandé à Marcelle Hoens (responsable nationale des Femmes FGTB) de nous mettre en rapport directement avec Ernest Glinne. J’ai expliqué à Glinne que, contrairement à ce qu’affirmait Georges Staquet, rien n’était réglé pour nous. Ernest Glinne m’a répondu : « Ce soir, je suis chez vous. ! » On lui a expliqué et il nous a dit : « Je vais vous emmener au Parlement européen à Strasbourg ».
Un jour, après mon licenciement, la honte car je devais pointer au bureau de chômage, c’était au moment des élections, le délégué principal FGTB Vandestrick était là en train d’expliquer à la chômeuse qui me précédait dans la file : « La femme qui est derrière vous, elle s’est battue pour ses droits et nous l’avons soutenue… » Je n’ai pas pu m’empêcher de dire : « Ne le croyez pas ! Il vous raconte des bobards ! Nous nous sommes battues CONTRE lui. Car s’il avait voulu nous aider, on n’en serait pas là et je ne serais peut-être pas en train de pointer aujourd’hui.» Il est parti sans demander son reste…
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